Les Saadiens (1511-1659)

Les Wattassides étant impuissants à enrayer la décadence marocaine, à rétablir la paix et l’unité et à mettre un terme à la conquête portugaise, perdent progressivement le pouvoir au profit des Saadiens. Comme le pouvoir est d’essence religieuse et que l’ascendant des Wattassides est faible, les marabouts, détenant une légitimité religieuse et ayant le moyen d’exercer leur autorité sur la population, ont vu leur influence grandir. En effet, à la fin du XV et au début du XVI, face au démantèlement du pouvoir central wattasside, les chefs des zaouias ou confréries religieuses apparurent comme les « derniers défenseurs » de l’Islam menacé, jouant un rôle de premier plan dans la résistance contre les Portugais, lançant des appels à la Guerre Sainte, au Jihad contre les envahisseurs chrétiens, suscitant des volontaires et collectant des fonds.

 

Les zaouïas « Chadiliya » du Draa, du Souss, ayant toutes à leur tête des disciples d’El Jazouli, font désigner comme chef de guerre sainte des membres d’une famille chérifienne de la vallée du Draa, celle des Saadiens. C’est alors que le rôle religieux des Saadiens commence.
Etant cherifs, leur prestige était déjà immense mais grandissait, depuis que l’un des leurs, Abou Abdallah Mohammed, avait dans le Souss, pris la tête de la résistance contre les Portugais. En 1511, prenant le surnom d’El Qaïm bi Amr Allah, il est chargé de conduire la guerre sainte contre les Portugais installés à Founti (Agadir ou Santa Cruz de Aguer pour les Portugais). En plus de la cause religieuse, celle de la défense du commerce saharien, vital pour l’économie marocaine, est implicite dans la lutte contre l’occupation lusitanienne. En définitive, les Saadiens vont se battre contre des envahisseurs mais aussi contre des concurrents. Ils sont d’abord des marabouts et des commandants de guerre sainte dans le Souss (entre l’attaque d’Agadir en 1511 et 1517), et par la suite dans tout l’Anti-Atlas et le Haut-Atlas.

L’art déco

En 1524, Ahmed al-Aarej (1517-1554), aîné des fils et successeur d’Al Qaïm, s’empare de Marrakech. Les Saadiens réussirent à arracher Agadir aux Portugais en 1541 et forcent les Chrétiens à évacuer Safi (prise par les Portugais en 1481) et Azemmour (prise par les Portugais en 1486). Ils apparaissent comme les défenseurs de l’Islam tandis que les Wattassides avaient conclu une trêve avec les Portugais afin de se battre sur un seul front, celui du Sud. Lutte qui se solda par l’echec des Wattassides et la victoire des Saadiens avec la prise décisive de Fès par Mohammed al-Cheikh le 13 septembre 1554.

La politique portugaise au Maroc s’achève, les menaces chrétiennes sur le pays se dissipent et le Maroc est alors réunifié. Désormais maîtres des grandes voies sahariennes, les Saadiens reprennent le monopole du trafic des caravanes. C’est alors qu’ils doivent faire face à un danger extérieur, les Turcs. Toute la politique étrangère de cette dynastie marocaine sera guidée par le désir de protéger ses frontières contre la menace turque.

 

 

Le règne de Mohammedal-Cheikh (1554-1557)

En réussissant à s’emparer de la place forte portugaise d’Agadir en 1541, Mohammed al-Cheikh apparut dès lors comme le protecteur de l’Islam et, devenu héros national, son prestige éclipsa celui du sultan wattasside de Fès. Lorsque Mohammed al-Cheikh succède à Ahmed al-Aarej, les derniers Wattassides fuyant le Maroc se font massacrer par des pirates. La première victoire du règne de Mohammed al-Cheikh en tant que souverain du Maroc est la prise de Fès le 13 septembre 1554. Afin de se démarquer de ses prédécesseurs, Mohammed al-Cheikh fait de Marrakech sa capitale.

Conscient du danger expansionniste de l’Empire ottoman, Mohammed al-Cheikh, héros de la Guerre Sainte contre les Chrétiens, probablement dans un élan nationaliste afin de sauvegarder l’indépendance du Maroc, noue une alliance avec le roi d’Espagne, flambeau de la Chrétienté. Paradoxalement, les Saadiens, ennemis des Turcs, sont fascinés et très attirés par la grandeur ottomane, spécialement par sa force militaire. Sous le règne de Mohammed al-Cheikh, une fonderie de canons fut créée à Fès et l’armée marocaine dotée d’un parc d’artillerie. Il incorpora même à son armée des éléments turcs et tenta de la modeler à l’image de celle du sultan de Constantinople, ce qui lui vaudra d’être assassiné par sa garde turque lors d’une expédition dans l’Atlas et d’avoir sa tête accrochée aux murs de Constantinople. La menace qu’il représentait pour l’expansion de l’Empire ottoman disparaissait.

Le règne de Moulay Abdallah al-Ghalib Billah (1557-1574)

Fils de Mohammed al-Cheikh, Moulay Abdallah lui succède et poursuit sa politique intérieure d’unité nationale et de consolidation du pouvoir central ainsi que sa politique extérieure d’indépendance face à la menace ottomane. Afin de se ménager l’appui des chefs religieux hostiles au maintien de l’alliance espagnole, il entreprend en vain le siège de Mazagan.
En 1574 le sultan Moulay Abdallah succombe à une crise d’asthme et son fils qu’il avait désigné comme son héritier lui succéda pour un bref règne de deux années. Cette succession allait ouvrir une terrible guerre dynastique qui allait provoquer la bataille de l’oued al-Makhazin le 4 août 1578.
Le règne de Mohammed al-Moutaouakil dit « al-Mesloukh » (1574-1576)
La tradition dynastique saadienne, voulait que la succession au trône revienne d’abord aux frères du sultan décédé, au plus âgé des mâles de la famille. En désignant comme héritier du royaume son fils aîné Mohammed al-Moutaoukil, Moulay Abdallah provoqua une guerre inévitable entre l’oncle Abd-al-Malek et le neveu Mohammed al-Moutaoukil. D’autant que Abd-al-Malek, après la mort de son père le sultan Mohammed al-Cheikh, se sentant menacé par son frère Moulay Abdallah qui projetait de l’assassiner, s’était réfugié à Constantinople. Or lorsque le sultan Moulay Abdallah meurt en 1574, estimant que le royaume du Maroc lui revient de droit, Abd-al-Malek alors à Alger, décide de « récupérer » son héritage, c’est-à-dire le trône marocain, avec l’aide de la Turquie qui avait enfin trouvé le moyen d’entrer au Maroc.

Vers la fin juin 1576 à quelques dizaines de kilomètres de Rabat eut lieu le second combat important, et cette fois, décisif, entre les deux prétendants au trône. A nouveau vaincu, Mohammed al-Moutaoukil se réfugia d’abord dans les montagnes, laissant son oncle faire une entrée triomphale dans la capitale des Saadiens, Marrakech. Le sultan déchu, désireux de reprendre son trône, ira jusqu’à offrir au roi du Portugal, Dom Sébastien, un quasi-protectorat sur le Maroc en échange de son aide. Le jeune monarque lusitanien pensa probablement qu’il tenait là l’occasion de venger l’échec portugais des années 1540.

Le règne d’Abd-al-Malek al-Moatassem Billah (1576-1578)

 

Ayant beaucoup voyagé, Abd-al-Malek fut un sultan ouvert à la modernité surtout dans le domaine de l’armement et de la stratégie militaire. Son séjour à Constantinople, capitale de l’empire ottoman, avait été très enrichissant. Après deux années de règne, Abd-al-Malek réussit à éloigner ses alliés turcs dont la préoccupation première n’était pas le Maroc puisqu’une épuisante campagne vers la Perse venait de commencer en 1578. Le sultan marocain réussit également à rétablir l’alliance espagnole. Afin d’aider Mohammed al-Moutaoukil à reconquérir le pouvoir au Maroc, le roi du Portugal décida une intervention militaire qui allait lui coûter la vie et l’indépendance de son royaume.

Toutes les tentatives du sultan Abd-al-Malek pour raisonner Dom Sébastien et sauver la paix furent vaines. En même temps, le souverain marocain préparait son armée à la guerre. C’est dans ce contexte qu’éclata la bataille de l’oued al-Makhazin ou bataille dite des « Trois Rois » qui se solda par le décès des trois rois et par la brillante victoire des Saadiens remportée le 4 août 1578. Abd-al-Malek, déjà gravement malade au début de la bataille, succomba rapidement à la maladie alors que Dom Sébastien et Mohammed al-Moutaoukil se noyèrent dans l’oued al Makhazin en essayant de fuir. La mort du sultan Abd-al-Malek fut d’ailleurs cachée à ses troupes.

Lorsque le corps de Mohammed al-Moutaoukil fut identifié, les Marocains l’écorchèrent, d’où le nom d’al-Mesloukh (l’écorché) qui lui restera dans l’Histoire. Sa dépouille fut bourrée de paille et exhibée dans les principales villes du Maroc. Cette bataille témoigna de la supériorité et de la puissance de l’armée saadienne animée de l’esprit de Guerre Sainte et soutenue par l’ensemble de la nation marocaine. Pour le Portugal, la défaite fut totale et eut des conséquences dramatiques comme la perte d’indépendance ou le budget faramineux destiné au rachat des soldats prisonniers. Dom Sébastien n’ayant pas laissé d’héritier, son oncle Philippe II d’Espagne s’empara du royaume.

Sur le plan de la politique extérieure, le Maroc tira de cette brillante victoire un immense prestige face aux nations étrangères, surtout européennes. Sur le plan de la politique nationale, à l’issue de cette victoire, l’avènement du frère d’Abd-al-Malek, Abou Abbas Ahmed, surnommé immédiatement « al-Mansour » ou le Victorieux, ne fait qu’augmenter le prestige religieux des chorfas saadiens et affermir la dynastie. L’acquisition du butin de la bataille apporte au nouveau souverain une part importante de richesse.

Le règne d’Ahmed al-Mansour (1578-1603)

Abou Abbas Ahmed, frère du souverain défunt Abd-al-Malek, fut proclamé sultan sous le nom d’al-Mansour (le Victorieux), le soir de la bataille des Trois Rois, sur le lieu de la victoire marocaine. Au premier surnom va rapidement s’ajouter celui de « l’Aurique », al-Dahbi, reflétant une richesse certaine. En effet, al-Mansour al-Dahbi détient d’importantes ressources dont font partie la rançon des captifs de la bataille et l’or du Soudan conquis en 1590 qui sert à frapper une monnaie d’or d’un titre flamboyant. Une autre ressource importante est celle de l’utilisation de presses de canne à sucre dans la région de Marrakech à Chichaoua. Cette richesse lui permit de doter Marrakech, la capitale de la dynastie, de somptueux édifices, tel le palais al-Badiâ (l’incomparable), symbole du faste de son règne.

De plus, cette nouvelle situation économique et le grand prestige dont bénéficie désormais le Maroc, attirent l’attention des nations européennes, dépêchant de nombreux ambassadeurs à Marrakech et allant même jusqu’à demander des emprunts. C’est alors que le Maroc décide de développer ses relations commerciales profitant de cette situation très favorable. Seul l’Empire ottoman prend ombrage de la puissance marocaine grandissante et du prestige de son souverain. Ainsi, la politique étrangère d’al-Mansour fut caractérisée par une réelle méfiance vis-à-vis de l’impérialisme ottoman, avec pour corollaire le maintien de l’alliance avec l’Espagne. C’est sans doute pour se protéger du danger turc latent qu’il fortifie les murailles de Fès, qu’il élève dans la même ville les borjs Nord et Sud.

Le sultan marocain tout en maintenant une politique extérieure opposée aux Turcs, laisse pénétrer leur influence culturelle au Maroc. Dans le domaine civil, cette influence se manifeste dans la graphie des documents officiels et des épitaphes de la nécropole royale. Dans le domaine militaire où leur influence est indéniable, l’instruction et la formation se font souvent par des Turcs. Ce sont eux les principaux maîtres de l’arsenal royal comme de l’artillerie marocaine. Sous Ahmed al-Mansour, une véritable « turquisation » du Maroc s’opère.

Sur le plan intérieur, Ahmed al-Mansour fut le plus grand roi saadien, le seul à régner le plus longtemps et de la manière la plus absolue sur l’ensemble du territoire. En effet, il ne fut jamais contesté et de son vivant, les problèmes religieux et politiques n’éclatèrent jamais au grand jour. Ils furent toujours contenus. Ahmed al-Mansour fut un véritable mécène dans le domaine des arts et de la culture même s’il engagea son pays dans une politique financière ruineuse en multipliant les vastes projets architecturaux surtout dans sa capitale. Il s’entoura d’ une cour brillante de poètes, savants et artistes dont le luxe et le cérémonial frappaient les observateurs étrangers.

En 1603, al-Mansour meurt emporté par la peste qui ravage le Maroc depuis déjà 1588. Les vingt-cinq années de son règne constituèrent une parenthèse de paix, de stabilité et de prospérité dans l’histoire de la dynastie saadienne. En effet, à sa mort, le Maroc est un pays riche et prospère. Il s’étend au-delà du Souss, du Draa et du Tafilalet jusqu’au Soudan et atteint la capitale de l’or, Tombouctou. Cependant, cinq mois seulement après la mort d’al-Mansour, la prospérité saadienne n’est plus qu’un souvenir. Tout ce qui faisait la force du système économique saadien (sucre, or et caravanes) s’écroule. Dans le domaine de la politique intérieure, les fils d’al-Mansour se battent pour le pouvoir et la guerre civile ravage le pays.

Sur le plan extérieur, l’Espagne se rapproche de la Turquie mais en préconisant le statu quo dans la Méditerranée occidentale, éloignant désormais le danger ottoman du Maroc. Pour un quart de siècle, de 1578 à 1603, le Maroc saadien était devenu une grande puissance aux portes de l’Europe. Cet état de choses redonna vie à l’activité économique, littéraire et artistique.

L’effondrement Saadien (1603-1659)

Immédiatement après la mort du glorieux sultan al-Mansour, le Maroc connut une période de graves troubles avec les querelles successorales, la dégradation de l’autorité centrale, les querelles régionales, le démembrement territorial et la guerre civile ravageant tout le royaume. La situation devint dramatique à tel point que la dynastie saadienne ne survivra pas à la mort d’al-Mansour. Le Maroc connut à cette époque soixante années noires de haines, violences et massacres.

Aucun des trois fils d’Ahmed al Mansour n’avait son envergure ou son autorité. Comme leur descendance, ils furent tous d’une incapacité affligeante, trop préoccupés à se battre pour le pouvoir. Ayant régné durant à peine un siècle, la dynastie saadienne finira dans un chaos total. Il faudra attendre l’arrivée des Alaouite pour que l’ordre soit rétabli au Maroc.

ŒUVRE DES SAADIENS

Si politiquement la dynastie saadienne paraît avoir en partie échoué, aux plans économique et intellectuel, le siècle saadien apparaît au contraire comme particulièrement brillant. En effet, les Saadiens, malgré l’héritage de l’environnement culturel déplorable des Wattassides, ont encouragé et permis le rayonnement économique et intellectuel du Maroc. Ce rayonnement connut son apogée sous le règne du sultan al-Mansour.

Les créations artistiques les plus grandioses sont d’ordre architectural. La domination intellectuelle de Fès et Marrakech fut prépondérante pendant la période saadienne. Les sultans doteront Fès de borjs et embelliront la mosquée al-Qaraouiyin. En faisant de Marrakech la capitale impériale, les Saadiens lui accordèrent un intérêt particulier par la réalisation de la nécropole royale des tombeaux saadiens, de la medersa Ben Youssef et le palais al-Badiâ. Cette demeure dont al-Mansour voulut faire un monument digne de sa gloire et auquel on travailla presque sans relâche de 1578 à 1594 était de dimensions moyennes mais de très belle ordonnance, faisant la somme de l’acquis maroco-andalou, introduisant des matériaux et des techniques d’importation (comme les marbres sculptés d’Italie) tout en gardant le souvenir des matériaux et des thèmes des réalisations mérinides. Cet aspect est la preuve d’une solide implantation des traditions artistiques que les siècles précédents avaient mises en place.

A l’époque saadienne, l’ouverture du Maroc sur le reste du monde permit au royaume de recevoir des influences venues d’Europe, de Turquie, voire même d’Afrique sub-saharienne et d’en faire la synthèse. L’art saadien est un art composite où se côtoient et fusionnent la tradition almohade, l’héritage mérinide et des influences ottomanes. Les formes nouvelles de la graphie cursive et l’introduction de nouveaux motifs floraux, comme l’œillet stylisé, la jacinthe, la tulipe ou la palme dentelée dans le répertoire ornemental saadien, témoignent des influences orientales.